La résolution des conflits d’emploi découlant de l’application des arrangements de reconnaissance mutuelle Québec-France

Par : Me Thierry Bériault, avocat, Méd. A. Président du Conseil d’administration

Le 17 octobre 2008, le Québec et la France signaient l’Entente Québec-France sur la reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles afin de faciliter et d’accélérer l’acquisition d’un permis pour l’exercice d’une profession, d’une fonction ou d’un métier réglementé au Québec ou en France par l’adoption d’une procédure commune de reconnaissance des qualifications professionnelles.

Les enjeux de l’entente

L’objectif des deux gouvernements était principalement de faire face aux pénuries de main-d’œuvre spécialisée qui touchent certains secteurs d’activité au Québec ou en France en favorisant la mobilité des travailleurs exerçant une profession ou un métier. La nouveauté des moyens mis en place par l’Entente Québec-France est de faire éclater les barrières réglementaires traditionnelles en rejetant l’évaluation au cas par cas, fondée entre autres sur l’équivalence des diplômes, au profit d’une approche globale, profession par profession, métier par métier.

Cette entente prévoyait que chaque ordre professionnel et chaque corporation de métiers négocient entre eux des Arrangements de reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles (ARM) qui énoncent les conditions particulières applicables pour formaliser le mécanisme de mobilité transfrontalière. Depuis 2008, des ARM ont été conclus relativement à 49 corps de métier et 22 professions dont les suivantes :

  • Architectes;
  • Arpenteurs-géomètres;
  • Avocats;
  • Comptables agréés;
  • Infirmières;
  • Ingénieurs;
  • Médecins;
  • Pharmaciens;
  • Techniciens dentaires;
  • Urbanistes.

À ce jour, l’expérience semble extrêmement concluante comme le démontre les différentes études et documents officiels publiés. On sait que ces processus de reconnaissance ont débuté depuis un an pour plusieurs métiers et professions. Par exemple, à l’automne 2011, la première cohorte de juristes québécois a reçu l’approbation des autorités compétentes françaises afin de pouvoir pratiquer le droit en France. Il va s’en dire que le partage de travailleurs ne pourra qu’enrichir nos sociétés et répondre aux besoins des citoyens de part et d’autre.

Quels sont les mécanismes de résolution prévus lorsqu’un litige éclate entre le travailleur bénéficiant d’un ARM et son employeur situé dans l’autre pays ?

Absence d’un mécanisme de résolution efficace

Les relations entre une entreprise ou une institution et ses employés peuvent faire l’objet de nombreux conflits, qu’on ne pense qu’à la négociation du salaire et de ses aléas en cours de route, à la nature exacte des fonctions effectuées et des modifications sans cesse nécessaires selon les besoins opérationnels, à la gestion administrative du dossier de l’employé (absentéisme, congé de maladie, etc.) ou à la gestion de la performance au travail (disciplinaire ou non). De plus, les questions relatives à la fin d’un contrat d’emploi ou à sa terminaison de manière unilatérale sont une source assez fréquente de litiges entre les parties, et souvent le déclencheur de procédures judiciaires pour faire valoir les droits de l’une ou de l’autre partie.

On doit ajouter que les travailleurs qui bénéficieront des conditions avantageuses des ARM et les entreprises qui les accueilleront devront faire face à certains défis culturels, comme les différences de perspectives sur leur profession ou métier entre la France et le Québec, les normes et pratiques distinctes, la vision du monde du travail, les particularités des relations entre patrons et employés, les habitudes au travail, etc. Ce sont là autant de sources susceptibles de déclencher des conflits. Nous sommes convaincus que les entreprises et institutions québécoises et françaises sauront mettre en place des mesures préventives et de sensibilisation afin d’éviter que de véritables problématiques se développent. Mais il n’en demeure pas moins qu’il est inévitable que certains conflits ne puissent être traités à des stades préliminaires, et qu’ils dégénèrent au point d’affecter les personnes concernées ou de mettre fin au lien d’emploi.

Lorsque ces conflits interviennent dans le cadre d’une relation entre un employé et une entreprise dont l’appartenance et le domicile usuel sont tous deux à l’intérieur de la même juridiction nationale, il est aisé de faire appel aux règles bien connues des lois générales (Code civil, Charte des droits et libertés de la personne, etc.) ou de lois spécifiques (Code du travail, législation sur les normes du travail, etc.). Les tribunaux judiciaires et quasi judiciaires qui voient au respect et à l’application de ces lois sont également d’usage commun. Par ailleurs, les parties à de tels litiges font régulièrement appel à des processus de médiation menés par des médiateurs privés ou des médiateurs institutionnels à l’emploi d’une autorité publique, et ce, afin de tenter d’en arriver à une entente négociée et mutuellement satisfaisante.

Le travail transfrontalier tel qu’envisagé par l’Entente Québec-France pose des difficultés supplémentaires dans la résolution de ces conflits :

  • Dans quel pays le recours judiciaire ou quasi-judiciaire doit-il être formulé ? France ? Québec ?
  • Dans lequel de ces deux pays est-il le plus avantageux de déposer ce recours (opportunité) ?
  • Est-ce que la décision ou le jugement du tribunal sera reconnu dans l’autre juridiction ? Si oui, à quelle(s) condition(s) ?

Quant à cette dernière question, la jurisprudence de nos tribunaux foisonne de cas où des difficultés d’exécution des décisions issues d’autres juridictions n’ont pu être appliquées au Québec ou au Canada. Une des affaires les plus récentes dont a été saisie la Cour suprême du Canada, Yugraneft Corp. c. Rexx Management Corp. est un exemple patent où les règles de droit international privé, de droit international public et d’une législation d’une province canadienne se sont affrontées au détriment des parties. Dans cette affaire, une entreprise avait obtenu en 2002 une décision arbitrale lui octroyant des dommages de près d’un million de dollars. Cette décision avait été rendue à l’extérieur du Canada. En 2006, l’entreprise a tenté de faire reconnaître et de faire exécuter cette décision devant un tribunal. Lors de la tentative d’exécution de cette décision au Canada, l’entreprise s’est fait opposer que la loi ne lui permettait plus de le faire. Il s’en est suivi une série de recours devant toutes les instances judiciaires du Canada, jusqu’à ce que la Cour suprême vienne confirmer plus de 8 ans après la décision arbitrale et après des frais importants pour les parties, que l’entreprise qui avait eu gain de cause ne pouvait faire exécuter son jugement pour obtenir paiement en conformité à ses droits.

Fréquemment, le travailleur qui se prévaut d’un ARM ne souhaite pas toujours s’établir de manière permanente dans l’autre juridiction. Il y viendra pour quelques mois ou quelques années, mais retournera généralement dans son pays d’origine une fois son mandat professionnel ou son contrat d’emploi terminé, ou bien lorsque ses priorités de carrière auront changé. Dans le cas où la fin du contrat d’emploi est initiée par l’employeur, il est probable que le travailleur quittera le pays d’accueil pour retrouver un emploi dans son pays d’origine. Peu importe la situation, si un tel travailleur veut faire valoir ses droits, il devra engager des frais financiers importants : conseiller ou procureur dans l’autre pays, frais de transport pour assister aux procédures judiciaires ou quasi-judiciaires, perte de temps et de salaire supplémentaire due aux déplacements outre-mer, etc. Les entreprises elles-mêmes hésitent à faire valoir leurs droits étant donné la complexité et les efforts qu’elles doivent déployer en marge de leurs opérations usuelles de production de biens et de services. Souvent, devant la nécessité de poursuivre ses activités professionnelles ailleurs afin d’assurer son gagne-pain (pour le travailleur) ou devant les risques et délais associés à une démarche de reconnaissance de ses droits à l’étranger (pour l’entreprise ou l’institution), une partie trouvera trop onéreux de tenter de résoudre la situation devant le forum juridictionnel approprié. Il en résulte des conséquences importantes pour tous les acteurs impliqués : mauvaise réputation de l’entreprise à l’étranger qui affecte ses affaires et réduit sa capacité de recruter des employés de qualité, perception d’iniquité de la part des employés qui ont été témoins de la situation à l’interne, inefficiences dans l’organisation qui n’ont pas été identifiées puisque les sources de la problématique restent inconnues ou cachées, etc.

L’Entente Québec-France, ni aucun ARM, ne prévoit de mécanisme de résolution des conflits qui permettrait d’éviter de tels écueils. Il ne semble pas non plus que l’on ait envisagé de traiter éventuellement de cette question dans les documents bilatéraux entre le Québec et la France.

Mécanisme suggéré

Dans le continuum des mécanismes de prévention et règlement des différends, l’utilité et les bénéfices de la médiation afin de résoudre les conflits dans nos sociétés ont été démontrés et étudiés de manière concluante par plusieurs praticiens et théoriciens. Ce processus est moins coûteux, plus rapide et plus satisfaisant pour les personnes qui y participent. Elle permet des règlements plus complets et plus durables que des processus moins élaborés comme la négociation directe ou que des processus formels et contradictoires comme l’arbitrage. Et dans la mesure où la médiation est conduite par des professionnels accrédités et ayant acquis les compétences nécessaires, un règlement formel interviendra dans plus de 80% des cas.

Les législateurs québécois et français l’ont bien compris. L’avant-projet de loi instituant le Code de procédure civile du Québec  présentement à l’étude propose que les parties à un contrat ou à un litige tentent d’abord de régler leur différend par une voie autre que les tribunaux, en mentionnant la médiation comme étant l’un des moyens appropriés pour ce faire. En novembre 2011, la France a adopté une législation qui institutionnalise le recours à la médiation et qui précise les règles qui doivent la conduire.

Les ordres professionnels et corps de métiers soucieux des intérêts de leurs membres, les entreprises privées et organismes publics qui souhaitent s’assurer de préserver l’efficience de leurs activités ainsi que les autorités chargées d’une application ordonnée de l’Entente France-Québec devraient s’inspirer de ces initiatives législatives et prévoir un mécanisme efficace pour résoudre les litiges qui les concernent lorsque des mouvements de main-d’œuvre transfrontaliers sont effectués.

Nous croyons que l’insertion dans les contrats d’emploi d’une obligation pour les parties de tenter une médiation serait appropriée. L’Institut de médiation et d’arbitrage du Québec a développé une clause type de médiation qui est tout à fait pertinente à la présente situation :

 Les parties conviennent que tout désaccord ou différend relatif à la présente convention ou découlant de son interprétation ou de son application sera soumis à une médiation.  [facultatif : À cet effet, les parties aux présentes s’engagent à participer à au moins une rencontre de médiation en y déléguant une personne en autorité de décision; le médiateur sera choisi par les parties].

Si au surplus le travailleur et l’entreprise souhaitent que leur litige soit tranché par un tribunal d’arbitrage dans l’éventualité où la médiation ne résulte pas en une entente complète et finale, il serait approprié d’inclure une clause supplémentaire communément nommée « med/arb » :

Si aucune entente n’intervient dans les 60 jours suivant la nomination du médiateur, ce différend sera tranché de façon définitive par voie d’arbitrage et à l’exclusion des tribunaux, selon les lois du Québec. Les parties peuvent à tout moment convenir d’un délai plus long avant de soumettre le différend à l’arbitrage. À moins que les parties n’en décident autrement dans une convention d’arbitrage, l’arbitrage se déroulera sous l’égide d’un arbitre seul et sera conduit conformément aux règles de droit et  aux dispositions du Code de procédure civile du Québec, en vigueur au moment de ce différend.  La sentence arbitrale sera finale, exécutoire et sans appel et liera les parties.

Plusieurs autres organisations issues de pays de la Francophonie ont adopté des clauses de médiation, dont en Belgique, en Suisse et au Maroc. En France, il existe une multitude d’associations spécialisées en médiation qui offrent leur propre modèle de clause de médiation, dont l’Association nationale des médiateurs, la Chambre nationale des praticiens de la médiation, la Chambre professionnelle de la médiation et de la négociation ainsi que le Centre de médiation et d’arbitrage de Paris, pour ne nommer que celles-ci.

Les perspectives d’avenir

Avant que les retombées des ANM ne commencent véritablement à créer un volume important de contrats d’emploi transfrontalier entre le Québec et la France, il nous apparaît impératif que tous les intervenants concernés par le succès de l’Entente Québec-France réfléchissent à la meilleure manière de prévenir et de résoudre les conflits qui, cela est un principe inhérent de  nos rapports sociaux et humains, ne manqueront pas de survenir en cours de route entre certains co-contractants. Il nous apparaît aussi important que ces intervenants se trouvent un lieu de collaboration pour développer une approche commune, mais flexible pour s’adapter aux différentes réalités d’emploi des professions et métiers.